La gomme bichromatée est belle, rare et mythique comme le seraient les rubis birmans d’un royaume disparu. Peu de chance d’en voir dans les brocantes sur les étals de photographies anciennes. Et même dans les collections des musées, elles restent exceptionnelles. Pourtant, aux yeux des connaisseurs et malgré leur rareté, elles n’incarnent rien de moins que l’invention de l’art de la photographie. Par Jean-Baptiste Rabouan

Gomme bichromatée – la princesse de la photographie

gomme bichromatée

« Sur l’étang » vers 1900 gomme bichromatée 16,5×11,7cm par Evi Muzesi (Maison de la photographie Moscou). Les gommes de cette époque sont généralement de petite taille.

Revenons un peu en arrière pour mieux comprendre cette insaisissable princesse de la photographie. Entre 1850 et 1855 l’ingénieur photographe Alphonse-Louis Poitevin met au point la technique qui consiste à sensibiliser de la gomme arabique pigmentée, avec du bichromate (pour mémoire, la gomme arabique est un liant traditionnel pour les pigments des peintres). La gomme bichromatée devient plus ou moins insoluble avec une insolation aux UV de la lumière du jour – ou artificielle. Après exposition par contact d’un négatif sur une feuille couchée de gomme bichromatée, il suffit de tremper l’épreuve dans l’eau pour que la gomme, plus ou moins soluble, retienne ou libère les pigments. Ainsi, la gomme se dépouille littéralement pour laisser apparaître l’image.

Le début de la pérennité

La première propriété du procédé de la gomme bichromatée – aussi appelée gomme pigmentée – est la pérennité. En effet, l’épreuve constituée de pigment et de gomme arabique a la durabilité d’une peinture, un avantage considérable à une époque où les photographies argentiques étaient très instables. Mais les images obtenues n’étaient pas satisfaisantes par manque de nuances, trop de granulations… Sans compter que le procédé nécessite une certaine virtuosité dans la manipulation des brosses et des pigments. Les photographes se détournent alors de la gomme qui tombe plus ou moins dans l’oubli.

« Vitesse  » gomme bichromatée de Robert Demachy, début XXe. Demachy est l’un chef de file du mouvement pictorialiste et un maître incontesté de l’art de la gomme.

Les pictorialistes mettent la gomme … à l’honneur

Une quarantaine d’années plus tard, vers 1890, un groupe de photographes décide d’élever la photographie au rang d’art pictural alors que Kodak diffuse déjà son appareil grand public à film et que l’industrie photo bat son plein.

Pour le groupe que l’on nommera « pictorialistes », la première condition pour que la photographie ne soit plus considérée comme de la « peinture mécanique » est d’avoir un médium avec lequel le photographe peut s’exprimer et poser l’empreinte unique de son geste. Le procédé de la gomme bichromatée, déjà pictural par nature, répond à toutes ces exigences.

gomme bichromatée

« Fleurs » gomme bichromatée d’après négatif Polaroïd de Jean-Charles Gros. Jean-Charles est l’un des rares photographes à maîtriser la plupart des procédés photographiques pigmentaires comme la gomme et le charbon.

À travers l’Europe et bientôt les États Unis, les pictorialistes s’attellent à améliorer le procédé et développent la technique de la gomme multi-couches. En superposant des couches fines, on « sculpte » son image et l’on peut obtenir des nuances et une profondeur qu’aucun procédé argentique ne saurait égaler. Entre le travail et le choix des pigments, le dépouillement au pinceau et le jeu des couches, la gomme bichromatée devient rapidement le procédé emblématique des pionniers de l’art de la photographie. Mieux encore, en utilisant les pigments des trois primaires on peut réaliser des épreuves en couleur !

gomme bichromatée

« Muse » gomme trichrome contemporaine de Christina Z. Anderson. Christina enseigne la photographie à l’université du Montana et compte parmi les meilleurs gommistes américains.

Expressive mais exigeante

Si la gomme est la plus expressive et l’un des plus beaux de tous les procédés photographiques, seuls les gommistes virtuoses produisent des épreuves qui surpassent les tirages conventionnels. Il faut en moyenne quatre jours pour réaliser une gomme et le résultat n’est jamais garanti à l’avance ! La difficulté décourage plus d’un photographe et les gommistes ne sont pas légion. Peu à peu dans les années 1920, 1930, le mouvement pictorialiste et avec lui la pratique de la gomme, disparaissent. Ils ont néanmoins réussi leur mission d’élever la photographie au rang des arts et leurs œuvres inspirent encore, consciemment ou inconsciemment, des générations de photographes.

gomme bichromatée - par jean charles Gros

« Archéologie industrielle » gomme bichromatée de Jean-Charles Gros.

Le retour des gommistes

Une quarantaine d’années plus tard – serait-ce un cycle ? – un groupe de photographes américains pose la même question que posaient les pictorialistes : quelle est l’alternative possible à la photo industrielle ? Ils relancent la pratique artisanale des procédés anciens dont, pour les plus investis, la gomme bichromatée. Ils n’ont pas fondé un mouvement à proprement parler mais plutôt une certaine idée de la pratique photographique qui perdure aujourd’hui et que l’on nomme : « photographie alternative ». Une fois encore, la gomme bichromatée est affichée comme l’emblème de la photographie alternative mais, comme au temps des pictorialistes, les véritables gommistes se font rares ! JB Rabouan

gomme bichromatée

« Descente dans la mine de rubis, Birmanie » gomme bichromatée de Jean-Baptiste Rabouan. La spécificité de cette série est l’association entre le pur reportage documentaire et le médium pictural qu’est la gomme.

Note de l’auteur : À propos des illustrations présentées : Il est impossible de rendre le fini velouté de la gomme dans une reproduction.

Découvrez nos stages de photographie alternative :

« L’atelier cyanotype » animé et conçu par Jean-Baptiste Rabouan

« Le tirage sur papier salé » animé et conçu par Jean-Charles Gros

Nos lecteurs sont invités le 11 novembre à la soirée de l’exposition de Jean-Baptiste Rabouan,  « Quêtes, reportages photographiques en cyanotypes et gommes pigmentées » présentée, à l’occasion de Paris Photo, Galerie Glénat 22, rue de Picardie 75003 Paris Samedi 11 novembre à 16h discussion autour des procédés alternatifs puis soirée à partir de 18h.

gomme bichromatée

Invitation à l’exposition de Jean-Baptiste où nos lecteurs sont conviés. L’image originale est une gomme qui représente femme mineure de Mogok avec les gemmes en bouche. On dit que « La bouche d’un mineur de Mogok est plus sûre qu’un coffre-fort ».

Le livre de Christina Z. Anderson. Une référence sur le sujet. Voir son site

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Jean-Baptiste Rabouan

Photographe de voyage professionnel, écrivain, spécialiste des procédés alertantifs

Jean-baptiste Rabouan a de nombreuses cordes à son arc : photographe, journaliste et écrivain.

Jean-Baptiste collabore avec de nombreux éditeurs de livres et titres de la presse magazine internationale. Il a été l’un des collaborateurs « staff » du magazine Grands-Reportages de 2000 à 2016 et publie aujourd’hui aux Éditions Glénat. Ses principaux ouvrages dont il signe les textes et photographies sont Ladakh, voyage au royaume de la laine, Cheminements ; Mother India et À la recherche des laines précieuses. Ce dernier a reçu le prix AJT du livre de voyage de l’année 2016 et a été publié aux États-Unis .Auteur également de deux romans : un Jardin sur le Gange, et Le Miel Amer de l’Himalaya.  En marge de la presse magazine et de l’édition, c’est aussi un tireur chevronné qui réalise lui- même ses tirages d’art classiques ou avec des procédés alternatifs

Son travail est distribué par les agences photo Laif et Light Mediation… en savoir plus

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