Yan Morvan – photojournaliste engagé
Je ne me considère pas comme un photographe de guerre, j’ai fait ça pendant longtemps. La guerre, c’est quelque chose comme un no man’s land de la vie. On vit très intensément mais on ne vit pas du tout. La guerre, c’est quelque chose de très trivial, c’est laid, ça n’a strictement aucun intérêt. Je m’y suis habitué, mais ce n’était pas mon intention d’être reporter de guerre. Il ne faut pas y aller pour changer le monde, ça ne peut pas marcher. Il faut y aller pour faire son boulot, c’est tout. Yan Morvan
A l’image de William Eugene Smith dont je vous ai brièvement parlé dans un précédent article, Yan Morvan est un « concerned photographer ». Il réfléchit sur son métier, sa pratique, ses commanditaires et il est d’une grande lucidité. Il refuse de photographier des cadavres malgré les demandes et va très vite s’orienter vers autre chose que la photo d’actualité pure. Mais commençons par le début.
Blousons noirs et baston – « Vivre vite, mourir jeune et faire un beau cadavre »
Il débute au milieu des années soixante-dix avec un sujet sur les blousons noirs – qu’il photographie pendant plus de 2 ans. Un premier livre sortira – cosigné par Maurice Lemoine de Libération – Le cuir et le Baston – qui lui vaudra l’attention de Paris Match et du Figaro magasine pour lesquels il fait des piges par nécessité. Un travail remarquable où l’on remarque tout de suite l’extraordinaire proximité que le photographe entretient avec ses sujets. Dans l’image ci-dessous, prise au flash dans un bar, on mesure toute la difficulté du travail. Il s’agit de se faire accepter tout en restant « transparent », invisible. Un tour de force incroyable avec un flash. Du coup la photo nous fait entrer dans un monde inconnu, improbable et c’est tout l’intérêt du photojournalisme : donner à voir.
Une grande maitrise de la photographie. Le visage blanc du jeune homme à gauche attire tous les regards sur lui, laissant les autres dans une pénombre savamment dosée. C’est simple et terriblement efficace.
Regardez maintenant cette seconde image tirée de la même série. Des pieds chaussés de bottes. Des mêmes bottes qui disent l’appartenance à un clan, un gang. Au centre celle qui semble battre la mesure, la seule vraiment nette et de fait patronne incontestée de l’image. Les autres l’encadrent, renvoient vers elle. Elle se détache magnifiquement dans une tache de lumière alors que les autres sont dans la pénombre. C’est la marque des grands d’être capable d’être aussi profondément dans leur sujet sur ce qui pourrait sembler une photo de détail.
Le livre ne se trouve plus aujourd’hui qu’en occasion aux alentours de 80€.
Les années reporter de guerre – Yan Morvan du Liban à la Bosnie
Après ce premier travail, une escapade au Cambodge et en Thaïlande pour un sujet sur les Khmers rouges et l’esclavage sexuel chez les familles de paysans thailandais, Yan Morvan intègre la prestigieuse agence SIPA, l’une des 3 meilleures au monde. Il y fera de la photo d’actualité couvrant les conflits du Liban, d’Irlande, allant en Afrique en Ouganda, au Mozambique et au Rwanda, puis en Afghanistan, au Cambodge et en Bosnie ! De cette période il disait :
Pour la première fois, je me suis senti dans mon élément. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas l’adrénaline ni le danger qui m’attirait, mais le sentiment d’être au cœur de l’histoire.
Toujours en quête de vérité et de la meilleure façon de faire son métier il travaille parfois des 2 côtés du conflit, comme au Liban ou tout récemment en Ukraine, histoire de changer de perspective et d’enrichir sa compréhension des évènements. Une situation qui lui vaudra d’être condamné à mort à 2 reprises au Liban. Dans la photo d’un attentat à la voiture piégée à Beyrout, ci-dessous – prise en 1983 – on peut apprécier la rigueur documentaire alliée à un sens aigu du cadrage et de la composition. L’homme qui porte à bout de bras le cadavre d’un enfant sort d’un immeuble envahi par la fumée. L’enfant habillé de blanc se détache et attire immédiatement le regard. Tout autour d’autres hommes encadre le personnage principal et au fond à gauche un autre immeuble partiellement effondré apporte encore de l’information sur l’état du quartier après l’attentat. A l’extrême gauche, on voit un autre photographe prenant la scène en photo. On a l’impression d’y être, d’entendre les cris, les pleurs, les clameurs, de sentir la poussière, la fumée. L’image fera le tour du monde.
Tout comme William Eugene Smith dont j’ai parlé dans un précédent article, Morvan sait que l’esthétisme est important et qu’il peut amener le spectateur à interpréter différemment un document. C’est dans cet esprit qu’il entreprend l’un de ses plus puissants sujets au Liban. Il va photographier les gens vivant dans la ligne verte, le No man’s land qui sépare Beyrouth Est à majorité chrétienne de Beyrouth ouest à majorité musulmane. Trop pauvres pour s’enfuir, des familles, des hommes vivent dans cette zone de désolation régulièrement bombardée et prise pour cible par des snipers.
Un travail à la chambre dans des conditions dantesques
Yan Morvan décide de faire le portrait de ces personnes en utilisant une chambre photographique Linhof 4×5 inches (9×12 cm). Un appareil lourd, long à manipuler et pas du tout adapté à une zone de guerre. Oui, mais un appareil qui pose et sublime son sujet en lui apportant de l’épaisseur et de la gravité. Quand on vous prend en photo à la chambre, entre le temps d’installation, la taille du matériel, vous savez que c’est du sérieux, que la personne derrière l’appareil ne vous tire pas le portrait à la va vite. Tout un préambule qui vous donne de l’importance.
Dans l’image ci-dessus, l’ultra définition de la chambre permet de compter les impacts de balles de fusil et de mitrailleuse, de déchiffrer chaque affiche. Hossein, capitaine de milice syrienne avec sa famille.
Morvan expliquait qu’il voulait photographier ainsi les pauvres et les déclassés, comme on photographie les puissants – avec le même matériel, le même investissement en temps et en travail. Quand un photographe choisit son matériel en fonction du rendu recherché on est dans la maitrise de l’art. Yan Morvan obtiendra 2 prestigieux prix World Press photo pour ce travail incroyable.
Le livre Liban – aux éditions Photosynthèse
Photographier pour ne pas oublier et prédire le futur
Ce travail sur le Liban, permet de comprendre l’échec de la politique américaine au moyen-orient et la montée en puissance du Hezbollah et des fanatismes religieux. C’est à cela fondamentalement que devait servir le photojournalisme selon Morvan, à comprendre le présent et prédire, prévoir l’avenir. Pas seulement à illustrer l’actualité.
Yan Morvan formateur
Au début des années 90, Yan Morvan créé avec Patrick Frilet une école du photojournalisme au sein de l’EMI (école des métiers de l’information). Une formation qui existe toujours et a aidé des centaines de jeunes photographes à apprendre leur métier. En 1995, ils publieront également un livre sur le photojournalisme qui sera une véritable bible pour tous les apprentis de l’époque – y compris l’auteur de cet article.
Champs de bataille
A partir de 2024, Morvan se consacre pendant 10 années à un projet colossal : faire parler les champs de bataille. Il photographie, à la chambre 20×25 cm cette fois, les plus grands champs de bataille du monde entier, pour interroger : ces lieux racontaient-ils encore l’histoire ? Le photographe qui a couvert d’innombrables conflits cherche une autre façon de documenter la guerre, de raconter l’histoire. Il trace une géographie de la démence à travers des paysages parfois d’une immense banalité. Un travail colossal, présenté en 2016 aux rencontres d’Arles et rassemblé dans un livre de 660 pages avec près de 500 images commentées par l’auteur. Une série d’images est intégrée à la collection du Musée de l’armée.
Ci-dessus : le site de la bataille de Roncevaux – en aout 778 – entre l’arrière garde de l’armée de Charlemagne dirigée par Roland de Ronceveau et des soldats espagnols (Vascons). Concrètement, un paysage de montagne tranquille et paisible, une petite route sans histoire où s’est pourtant écrite la Grande Histoire. Ce travail photographique est remarquable par son ampleur (toutes les batailles, toutes les époques, etc.) et dans le sens où il interroge nos connaissances (que se rappelle t-on de la bataille de Ronceveau et de ses conséquences ?), notre culture, notre rapport à l’histoire ?
Le livre Champs de bataille – aux éditions Photosynthèse
Gangs story et Blousons noirs
En 2012, sort Gang Story puis 4 ans plus tard Blousons noirs chez La Manufacture de livres. Deux ouvrages qui présentent le travail de Morvan sur ceux que l’on appelle les marginaux, Rockeurs, Bikers, Skinheads, Neonazis, et l’arrivée des gangs sur le modèle américain dans les banlieues. Un travail qu’il n’a jamais cessé de mener des années 1970 à 2010. C’est dans cette période également qu’il va rencontrer et travailler avec – sans le savoir évidemment – le tueur en série Guy Georges.
Un membre du gang Black Dragoons, Montreuil, 1990 © Yan Morvan. Un petit bijou de photo documentaire : le personnage au centre qui capte l’attention tout en puissance et en souplesse. La cadre de terrain vague et les barres d’immeuble au fond qui renseignent sur le cadre de vie du gang et enfin au premier plan, de dos pour ne pas devenir le sujet, un autre membre du gang tout en muscle. Morvan crée une tension narrative entre ces 2 personnages. L’image est magnétique et le photographe invisible comme toujours avec Yan Morvan.
Yan Morvan et le turuer en série Guy Georges
Dans le cadre d’un sujet sur les squats et d’une commande de Paris-Match, Morvan rencontre un fixeur qui travaille occasionnellement pour l’hebdomadaire. Un certain « Jo » fait équipe avec lui et fréquente ces squats. Il s’avèrera qu’il se prénomme en réalité Guy Georges. Une histoire incroyable et tragique puisque le reporter sera séquestré, menacé et torturé par ces 2 hommes. Si cela vous intéresse, vous pouvez regarder l’interview dans Blind dans laquelle le photographe revient sur cette histoire ou lire l’article de Grands-Reporters.
Le projet Hexagone
De 2018 à 2020, Yan Morvan en collaboration avec Eric Bouvet – autre immense photojournaliste – parcourent la France pendant 300 jours pour photographier les français avec une question simple à leur poser : qu’est ce qu’être français aujourd’hui. Il s’agit du projet Hexagone, soutenu par le ministère de la culture, BNP Paribas, BMW France et l’Agence nationale de la cohésion des territoires. Un pari un peu fou. Là encore, le photographe va travailler à la chambre 20×25 (tout comme Eric Bouvet), pour créer une rupture avec l’époque qui se noient dans l’instantanéité. Il faut donner du temps, pour recevoir l’attention méritée. Certaines images ont pris 3h pour leur réalisation ce qui permet au photographe et au modèle d’échanger, de construire une relation. Ci-dessous : portrait de Lysebi, femme de ménage sur l’un des lieux de travail – par Yan Morvan.
J’espère que cet article vous a plu et permis de découvrir ce grand photojournaliste qui nous a quitté cette année. Voici quelques liens pour en apprendre plus sur ce personnage hors du commun.
Interview de Yan Morvan par Blind Magasine
L’agence Hans Lucas qui représente le travail de Yan Morvan
La liste – très très longue – des expositions et publications de Yan Morvan : sur wikipedia > https://fr.wikipedia.org/wiki/Yan_Morvan
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Philippe Body, votre photographe formateur
Philippe photographe de voyage professionnel a deux passions : la photographie et le voyage. Après … lire plus
Merci de nous faire découvrir ce photographe passionné peu connu du grand public. Son regard sur le monde est particulièrement intéressant.
Cela dit, lorsque l’on a utilisé aussi des appareils « Moyen format » modernes, l’attrait pour le 20×25 s’estompe ! Sauf, bien entendu, en photo-club et écoles de formation pour faire ressentir physiquement aux néophytes le potentiel de l’image photographique et son langage particulier. L’exploitation des très grands clichés pose aussi de nombreux problèmes. Mais je comprends que l’on puisse se passionner pour ces outils attachants qui peuvent s’inscrire dans une certaine façon de vivre et de contempler le monde, hors des bousculades du temps présent.
Bonjour Jean-Claude, l’utilisation de la chambre par Yan Morvan et Eric Bouvet correspond à une approche photographique et à un traitement du sujet particulier qu’ils recherchaient. Pour des amateurs utiliser une chambre n’est pas spécialement difficile, mais nécessite bien sûr de se mettre à la partie labo. En revanche, même si on peut trouver suffisant la qualité d’un moyen format numérique, la comparaison avec un négatif de 20×25 cm n’est pas à l’avantage du numérique. Dans le cadre des travaux de Morvan au Liban, il n’y a à l’époque pas de numérique… Pour le travail en collaboration avec Eric Bouvet, il s’agissait d’un projet global et artistique qui a peut être pesé aussi dans la sélection du jury.
Comme toujours Excellent
Merci Philippe
Merci Philippe
Philippe,
Merci pour cet article extrêmement bien documenté !
Merci Valérie
Article passionnant qui rend vivante la passion d’un photographe et aussi son éthique…
Merci Joël