Cette fois-ci, notre analyse d’image va s’intéresser au travail de l’un des plus grands photographes de presse du XX ème siècle, William Eugene Smith, autant dire un monument. Il y a d’ailleurs eu un film sur lui, sorti en 2020 – avec Johnny Depp dans le rôle du photographe.
William Eugene Smith – Concerned photographer –
William Eugene Smith, né le 30 décembre 1918 à Wichita, au Kansas, est l’un des photojournalistes les plus célèbres et respectés de l’histoire de la photographie. Il fait partie de ce que l’on a appelé les « concerned photographers » – ce que l’on pourrait traduire par « photographes engagés » en français. Une école dont Sebastião Salgado est aujourd’hui l’un des plus éminents représentants et comme nous le verrons ce n’est pas le seul point commun entre eux.
William Eugene Smith croit que la photographie peut contribuer à – sinon changer – du moins améliorer le monde. Et les faits lui donnent raison. Ses images d’un camp de prisonniers pendant la Seconde Guerre vont conduire à une amélioration des conditions de détention. Mais surtout son reportage, sur la pollution au mercure à Minamata paru en 1972 dans le magasine Life, va avoir un impact très fort et conduire à une véritable prise de conscience. Celle-ci conduira au procès de la firme Chisso et à l’indemnisation d’une partie des victimes.
Dans la photo ci-dessus, la lumière magnifique en contrejour vient baigner la scène d’une douceur enveloppante qui souligne l’extrême tendresse de la scène. C’est intime, sans être le moins du monde voyeur. Le photographe est invisible et par les liens qu’il a su tisser avec les gens qu’il photographie, il nous emmène dans leur univers secret. L’image a une grande qualité documentaire et esthétique. La position de la mère et l’enfant fait penser à la piéta de Michel-Ange, mais en fait parle à tout le monde au-delà des cultures. Elle est universelle. Le regard entre la mère et son enfant, cette tendresse dépasse tous les clivages et les cultures. Elle est profondément humaine. C’est cette force incroyable qui va propulser cette photo autour du monde et faire changer les choses.

© William Eugene Smith – le bain de Tomoko – Minamata 1971

© William Eugene Smith – Takako Isayama, 12 ans avec sa maman. Minamata 1972
L’image ci-dessus, extraite du même reportage, montre la même scène de tendresse entre la mère et son enfant. Le photographe utilise un grand angulaire pour faire entrer de l’information dans l’image. On voit la mer, les barques de pêche, la digue, bref l’environnement dans lequel se déroule la scène. La photo est remarquablement composée et là encore l’acceptation du photographe par les modèles est totale. C’est la marque du photographe engagé et concerné. William Eugene Smith a habité 3 ans à Minamata avec son épouse japonaise – également photographe. Il a même été attaqué par des ouvriers de l’usine Chisso, qui était responsable de la pollution au mercure et en a gardé de lourdes séquelles qui compliquaient beaucoup sa pratique de la photographie.
L’art au service du Photojournalisme
Pour que les gens regardent et ressentent l’émotion d’une photographie, il est indispensable qu’elle soit bien cadrée, recadrée au besoin et remarquablement tirée. La beauté est nécessaire à l’homme : si je veux être un bon journaliste, je dois être le meilleur artiste possible. W. E. Smith
William Eugene Smith était connu pour sa capacité à capturer l’émotion brute et la vérité des événements qu’il photographiait. Mais ce sont ses reportages sur des sujets hors d’actualité qui vont le rendre le plus célèbre et lui permettre d’exprimer tout son talent. Il va s’efforcer de ne plus seulement saisir l’instant, mais de composer la meilleure image possible. Non pas dans le but creux de faire une belle image, mais bien de donner un maximum d’impact visuel, afin que les spectateurs regardent et ressentent l’émotion, le message. On lui a d’ailleurs reproché cet état d’esprit – qui n’en faisait pas quelqu’un de facile pour les magasines de l’époque. William Eugene Smith réalise lui-même ses tirages, exige que ses légendes soient respectées, recadre, met partiellement en scène si besoin, mais toujours avec la plus grande honnêteté intellectuelle. En cela comme dans sa façon de composer, il est très proche de Salgado.
L’art de la série
L’une des séries de photographies les plus célèbres de Smith est son reportage intitulé « Country Doctor » où il a suivi le quotidien d’un médecin de campagne pendant 23 jours. Cette série a été publiée en 1948 dans le magazine Life et elle a été saluée comme un chef-d’œuvre du photojournalisme. L’image ci-dessous montre le DR Ceriani se rendant en visite dans une ferme reculée du Colorado. William Eugene Smith s’est baissé pour détacher son sujet sur le ciel noir et menaçant. L’appareil au ras du sol montre un homme fatigué, mais décidé. Une légère contre-plongée qui met en avant et sublime le sujet sans pour autant le rendre arrogant, car elle est réalisée de loin au téléobjectif avec un angle relativement faible donc. On ne fait pas mieux aujourd’hui.

© William Eugene Smith – Country doctor – Le docteur Ceriani se rendant chez un patient – 1948
Dans l’image ci-dessous, le photographe montre tout son talent. Là encore, il est invisible (il a suivi le docteur durant plus de 3 semaines), très proche et il saisit l’intensité de la situation avec brio. Le regard du docteur semble perdu, il a retroussé les manches de sa chemise, ses cheveux sont en bataille et racontent le travail qui a précédé l’image. On est dans l’intimité de la scène. Très peu de photographes ont à ce point maitrisé la proximité avec leur sujet comme Eugene Smith. Son cadrage serré est un modèle d’économie de moyens. Rien de superflu, rien ne manque.

© William Eugene Smith – Country doctor – 1948
On retrouve la même sobriété alliée à la même puissance dans l’image suivante. Cette fois, le docteur a sa blouse de chirurgien. Hagard, épuisé, il s’apprête à boire son café. Cette image parle à tout le monde sans avoir besoin de légende, d’explication ou de commentaire. Là encore, la clé est dans la proximité avec son sujet – elle-même donnée par la totale implication du photojournaliste. Si certains pensent que la photographie n’est pas un langage universel, c’est qu’ils n’ont pas vu le travail de William Eugene Smith.

© William Eugene Smith – Country doctor – 1948
William Eugene Smith – Le village espagnol
Je ne résiste pas au plaisir de vous montrer cette célèbre image et de l’analyser un peu. C’est un cadrage digne d’un grand maitre. Le genre de composition repris ensuite par J. Koudleka, S. Salgado, et d’autres du même calibre. Comme dans la photo du bain de Tomoko, c’est la lumière qui guide l’oeil et structure l’image. Le regard est attiré par le visage de la jeune fille au centre – légèrement surexposée au tirage – ce qui lui donne un côté figé comme une statue antique drapée dans sa beauté. La jeune femme regarde son père allongé les mains croisées. Ces mains qui renvoient à l’autre jeune femme, dont on distingue les yeux, en bas à droite. Elle tient un mouchoir, le regard fixe droit devant elle. Là encore, on est frappé par le classicisme de la composition et le travail de tirage remarquable.

© William Eugene Smith – Village espagnol – 1951
Les policiers de la Guardia civile
Encore une image étonnante de modernité. William Eugene Smith aurait fait poser les policiers à différents endroits, testant différentes lumières pour cette image. Connaissant le perfectionnisme absolu du personnage, c’est tout à fait crédible, et cela fait partie intégrante du travail du photographe que de bien placer son modèle. Il les prend sur un fond clair qui fait ressortir par contraste la noirceur de leurs uniformes et la lumière très dure du soleil. Leurs yeux ne sont pas visibles, ce qui vient du traitement du tirage qui a encore fait monter le contraste et donc les ombres noires.

© William Eugene Smith – Village espagnol – 1951
Les tricornes des 2 personnages sur les côtés sont coupés, et donc ancrés aux bords de l’image ce qui leur donne de la force et « assoit » la composition. Celui de gauche est également ancré aux bords haut et bas du cadre, coupant en 2 la photo. C’est très puissant, très moderne (on est dans les années 50 !) et très proche par exemple d’un cadrage à la Salgado comme ci-dessous.

© Sebastião Salgado
Dans l’image ci-dessous, Smith montre qu’il maitrise vraiment toutes les techniques de composition et d’écriture de l’image. Il utilise une vitesse lente qui lui permet de rendre les grains de blé plus présents dans l’image. Il magnifie ses sujets par une légère contre-plongée, il intègre un troisième personnage en haut à droite pour créer un nouveau plan et donner de la profondeur, et étendre la scène. Point de vue, hors champ, mouvement, gestion de la lumière, c’est du grand art.

© William Eugene Smith – Village espagnol – 1951
William Eugene Smith et le tirage
Certains critiques ont reproché au photographe son travail au développement et ses mises en scène de sujet (les policiers de la Guardia, le bain de Tomoko pour prendre les exemples montrés dans cet article). C’est amusant, car cela montre une profonde méconnaissance de la façon dont travaillent les bons photographes. Placer son sujet dans la lumière, lui demander de relever le visage, le mettre devant un fond que l’on juge approprié, cela fait partie intimement du boulot du preneur d’image. Smith fréquente et connait bien la famille de Tomoko, il sait où sa mère lui donne son bain et donc il sait à quel moment il doit prendre la photo pour avoir la lumière qu’il veut et le résultat parle pour lui. Si la photo du bain de Tomoko avait été faite par un parfait inconnu passant à un instant « T » elle aurait été nettement moins forte, donc moins puissante et donc n’aurait pas servi la cause que défendait Smith.
Intention et photojournalisme
Une photo prise sur le vif des 3 policiers aurait été plus « naturelle » que l’image de Smith, mais certainement pas aussi bonne. Car le photographe avait une intention et c’est ce qui l’a guidé dans le placement des personnages et son choix de composition. C’est la différence entre la photo de rue, où le photographe n’intervient pas parce qu’il n’a pas particulièrement d’intention, et le travail d’un photojournaliste engagé.
On a aussi reproché à William Eugene Smith son travail en laboratoire – en post-traitement donc – que beaucoup ont jugé excessif et parfois à la limite de la retouche. Le photographe enlevait parfois des personnages en recadrant, tranchait, supprimait. Là encore, il suivait son intention et son idée. Autrement dit, il pensait que ce que lui voulait montrer de la scène était plus important que ce que la scène montrait. On peut dire que Smith ne recherchait pas l’objectivité, mais la vérité – sa vérité. C’est le cas de tous les photographes engagés et cela n’est valable que s’ils sont bien sûr d’une grande intégrité. Ce qui était le cas de William Eugene Smith.
Dans l’image ci-dessous, des enfants de Smith, on voit la grande maîtrise du tirage du photographe. Recadrage en faux carré et ombres bouchées pour magnifier l’effet tunnel créé par la lumière, sentier légèrement éclairé pour dessiner un chemin de lecture, hautes lumières parfaitement exposées, avec tous les détails souhaités et un flou de profondeur de champ qui a peut-être aidé son copain Ansel Adams à revoir ses idées sur le flou*…

© William Eugene Smith – ses enfants
Parlant de l’exposition de W. Eugene Smith à la galerie du Château d’eau à Toulouse, Jean Dieuzaide aura ces mots magnifiques : jamais la photographie n’aura autant coïncidé avec sa définition étymologique et première : « écrire avec la lumière ». Celle naturelle du jour, bien sûr…, mais surtout lumière de la petite flamme intérieure, celle de l’engagement profond et sans détour de W. Eugene Smith pour l’homme et le monde qui l’entoure.
Que se passe-t-il à Minamata aujourd’hui ?
Un jeune photographe japonais – Ishikawa Takeshi – qui fut l’assistant de William Eugene Smith 1971 à 1974, pendant les trois années où il résida à Minamata, a poursuivi le travail et documenté la période qui a suivi le procès, etc. Vous pouvez voir son travail sur ce site.
Expositions (enfin les principales)
« The Family of Man » – Museum of Modern Art, New York, 1955
« Death in the Making » – Limelight Gallery, New York, 1956
« Spanish Village » – Robert Schoelkopf Gallery, New York, 1951
« Aileen: Life and Death of a Serial Killer » – International Center of Photography, New York, 1994
« Minamata » – International Center of Photography, New York, 1975
« Jazz Loft Project » – Hayden Gallery, Massachusetts Institute of Technology, 2009
« Let Truth Be the Prejudice » – Museum of Modern Art, New York, 1948
« Smithsonian Institution Collection » – Smithsonian Institution, Washington, D.C., 1960
« Nurse Midwife » – Museum of Modern Art, New York, 1951
« The Jazz Loft Project » – New York Public Library, New York, 2009
* Ansel Adams – ami de Gene Smith et créateur de l’école f/64 qui prônait des photos entièrement nettes avoua à la fin de sa vie qu’il était peut-être passé à côté de quelque chose (en parlant du flou).
Retrouvez d’autres analyses d’images
Retrouvez des analyses d’images tirées du volume 1 et 2 de la Grammaire de l’image sur cette page et celles des photographes suivants : Roland et Sabrina Michaud – Pentti Sammallahti – Ernst Haas – JR – Mary Ellen Mark – Saul Leiter et bien d’autres
J’espère que cet article vous a plu et si c’est le cas partagez et commentez. A très vite pour de nouvelles publications. Philippe Body
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Philippe Body, votre photographe formateur
Philippe photographe de voyage professionnel a deux passions : la photographie et le voyage. Après … lire plus
Merci Philippe pour cet article très intéressant !
😉 merci camarade, belle journée à toi
Merci Philippe de m’avoir fait découvrir de ce Grand Photographe ! Excellent article .
merci Valérie, c’est spécial pour ton anniversaire 😉
Ohhh doublement Merci alors !!
Un grand Merci pour cet article sur W E Smith et l’analyse de ses quelques photos.
Merci Monette d’avoir pris le temps de commenter. Bon weekend
Passionnant. Merci pour ce partage. Respect aussi pour ces photographes journalistes.