La photographie sociale américaine est un genre photographique majeur qui va s’épanouir dans la première moitié du XXe siècle et perdurer jusque dans les années 1980. Cette école de photographie documentaire, militante et ambitieuse va définitivement changer la perception qu’à le grand public de cet art jusqu’alors quelque peu réservé à une élite artistique.
La photographie est une empathie envers le monde. Lewis Hine
En ce début de XXe siècle, la photographie va prouver que si elle n’est peut-être pas capable de changer le monde, elle peut contribuer à l’améliorer. Et cette révolution va impacter définitivement toute une génération de photographes et le grand public lui même. On passe avec la photographie sociale d’une discipline artistique quelque peu élitiste à une photographie militante, engagée et tournée vers le monde et les personnes.
Aux États-Unis, le XIXe siècle est marqué par une forte industrialisation, une urbanisation galopante et un laisser faire des institutions en matière de droits de la personne. Tous ces facteurs entrainent d’énormes problèmes sociaux et de pauvreté. Les conditions de travail sont déplorables et l’exploitation des ouvriers – y compris des enfants – est la norme. Le mouvement progressiste – notamment après l’élection de Roosevelt en 1932 – va chercher à résoudre ces problèmes et proposer des réformes sociales, économiques et politiques.
La photographie est alors apparue comme un outil puissant pour ces réformateurs. Elle pouvait capturer et exposer les injustices d’une manière que les textes seuls ne pouvaient pas. L’image va devenir une « preuve » de la réalité, capable de susciter l’empathie et d’influencer l’opinion publique.
Une vocation militante

© Dorothea Lange – Americus 1937 – Jeune ouvrier agricole laboureur
Un objectif documentaire
Ce militantisme est contrebalancé par sa volonté de documenter fidèlement une réalité. Les photographes sociaux s’immergent dans les communautés qu’ils photographient, cherchant à capturer des scènes de la vie quotidienne pour montrer les conditions d’existence des plus démunis. Ils respectent une éthique documentaire.
L’image comme preuve
Dans un contexte d’industrialisation rapide, d’urbanisation chaotique et de forte immigration, la photographie a été utilisée comme un outil d’investigation. Elle a permis de rendre visible ce qui était souvent ignoré ou caché et donc d’informer.
L’empathie et l’intimité
Le regard du photographe est crucial. Il ne s’agit pas de juger, mais de créer un lien avec les sujets pour que leurs histoires puissent être racontées avec respect et humanité. L’accent est mis sur les personnes, leur psychologie et leurs sentiments. Le sujet est au cœur du travail des photographes sociaux et passe avant toute vision artistique personnelle ou effet de style.
Prônant une approche de la photographie claire, objective et réaliste, la Straight Photography – dont je vous ai parlé dans cet article – ne pouvait qu’influencer la photographie sociale américaine. La plupart des photographes de ce mouvement sont issus ou ont été influencés par la Straight Photography.
La rupture entre les 2 écoles
C’est sur la forme plus que sur le fond qu’il y a rupture entre les 2 écoles. La Straight Photography nécessitait de grandes compétences techniques à la prise de vue comme au laboratoire. Les images et les tirages très léchés convenaient mieux à des sujets statiques (paysage, architecture) qu’à la capture de scènes de rue et de reportages sur le terrain. Cet embellissement enlevait aussi de l’impact aux images sociales et les rendaient moins crédibles.
À partir des années 1920, les appareils se font plus légers et discrets que les chambres. Les premiers Leica, Rolleiflex et Kodak retina, vont permettre aux photographes d’aller enfin partout.
Jacob A. Riis (1849-1914)
Il est considéré comme un pionnier du genre. Cet immigrant danois, reporter et militant, a documenté sans relâche les conditions de vie misérables dans les taudis de New York. Dans ses conférences, il remarque que ce sont les illustrations qui émeuvent et font le plus réagir le public. En 1890, il publie son ouvrage « How the Other Half Lives » (Comment vit l’autre moitié*). Son livre s’adressait avant tout aux classes aisées de l’époque.Grâce au flash au magnésium – une invention alors toute récente – il met littéralement un « coup de projecteur » sur les zones sombres de la société américaine d’alors.
* : il s’agit d’une référence à François Rabelais – « La moitié du monde ne sait pas comment l’autre vit » – La vie de Gargantua et de Pantagruel.

© Jacob Riis – 1887 – Sans domicile Ludlow street

© Jacob Riis – Enfants des rues dans leur dortoir
Livre : How the Other half lives – Le travail de Riis a fait l’objet d’une publication dans la collection Photo Poche
Lewis W. Hine (1874-1940)
Sociologue de formation et très influencé par le travail de Jacob Riis, va utiliser son appareil photo comme un outil de réforme sociale. Engagé par le « National Child Labor Committee » en 1908, il a réalisé des milliers de clichés d’enfants au travail. Ses images poignantes de jeunes travailleurs dans des usines et des mines ont joué un rôle essentiel dans la campagne pour la règlementation du travail des enfants aux États-Unis (la Fair Labor Standards Act de 1938). Hine est également connu pour ses photographies de l’immigration à Ellis Island dans lesquelles il montre la dureté extrême de l’expérience des nouveaux arrivants.

© Lewis Hine – 1911

© Lewis Hine – Jeune ramasseur de coton.
Livre : collection Photo Poche
Les techniques photographiques de ces deux auteurs sont à la fois simples et innovantes pour l’époque. Ils utilisent les lignes et les formes pour créer des compositions faciles à lire, mais percutantes. Ils s’approchent du sujet suffisamment près pour que l’on puisse voir sur leur corps les marques de la vie, de la fatigue, de la misère. Ils utilisent des plans moyens dans lesquels on distingue parfaitement l’environnement de vie. Techniquement parlant, ils sont à la pointe de la modernité, avec des appareils légers, maniables, des flashs.
Ce projet gouvernemental, mis en place dans le cadre du New Deal du président Roosevelt, avait pour but de documenter les effets de la Grande Dépression et du « Dust Bowl » sur la population rurale. À la suite du krach boursier de 1929, l’économie américaine entre en dépression. On compte alors jusqu’à 25% de chômeurs, des millions de pauvres et de très pauvres livrés à eux-mêmes ou ne survivant que grâce à la soupe populaire. À la même époque, dans les régions du Midwest et du sud-ouest des États-Unis, survient ce que l’on nommera le Dust Bowl. Les sols agricoles de ces grandes plaines du sud où vivaient les bisons ont été fortement abimés par une mécanisation excessive. Une série de sècheresses va transformer ces terres en poussière. Des tempêtes de poussières dantesques noient ces immenses régions sous un voile mortel et poussent des millions de paysans à l’exode. C’est le premier drame écologique documenté.
Documenter l’invisible – la photographie au service de la politique
Un projet gouvernemental – la FSA – est créé en 1936 – dans le cadre du New Deal de Roosevelt – pour aider les fermiers les plus pauvres. Cette agence va créer un département de l’information avec une division photographique dirigée par Roy Stryker, un manager hors pair. Le projet consiste à faire un bilan objectif des conditions de vie et de travail des Américains ruraux, mais aussi à faire accepter comme nécessaires les réformes proposées par le public. Stryker est très inspiré par le travail de Lewis Hine comme de Jacob Riis et il va choisir ses photographes en fonction de leur engagement social. Parmi eux, trois vont particulièrement se distinguer : Walker Evans, Arthur Rothstein et Dorothea Lange.
Walker Evans (1903 – 1975)
La chose la plus importante à propos de la photographie est l’observation. Cela vous fera voir le monde avec une compréhension et une appréciation plus profondes. Walker Evans
On retrouve le style de portraits de Lewis Hine, directs, sans fard, qui parlent au public et provoquent son émotion parce qu’elles sont extraordinairement naturelles.

© Walker Evans – portraits de métayers – 1935

© Walker Evans – 1936
Arthur Rothstein (1915 – 1985)
Photography is a universal language, transcending the boundaries of race, politics, and nationality. Arthur Rothstein
Arthur Rothstein avait un style plus polyvalent que Hine. Il passait facilement des plans larges de paysages ou de ville aux scènes intimistes. Il a principalement documenté les effets du Dust Bowl, capturant des images très puissantes de la sècheresse et des tempêtes de poussière et des fermiers victimes de ce drame. Il deviendra après son passage à la FSA, un des plus grands photojournalistes de cette époque. Il reviendra dans les plaines du Dust Bowl, retrouvant la famille d’Arthur Coble et son fils Milton. Si l’histoire de cette première catastrophe écologique vous intéresse, Aimée de Jongh a publié une magnifique BD sur cet épisode de l’histoire américaine qui a poussé près de 2,5 millions de personnes dans l’exode à travers les États-Unis.

© Arthur Rothstein – Tempête de sable 1936

© Arthur Rothstein – Jeune fille – Alabama – 1937
Les talents de cadreur de Rothstein explosent dans la photo suivante. La part donnée au ciel menaçant représente les 3/4 de l’image, c’est le ciel qui est le sujet. La voiture sert à donner une échelle et est le point de fuite et d’arrêt de la ligne courbe crée par la route. Une composition majeure pour une image très forte, saisissante, qui préfigure le photojournalisme moderne où l’art et l’esthétique vont être mis au service du message comme dans le travail de W. Eugene Smith.

© Arthur Rothstein – Tempête de poussière – Texas 1935
L’image utilisée en couverture de cet article (Migrant Mother) a fait le tour du monde et est devenue culte. Elle symbolise à elle seule la photographie sociale américaine. Tout comme son auteure dont le parcours épouse celui de ce genre photographique. À ses débuts comme portraitiste, elle est inspirée par le pictorialisme, qu’elle quitte bientôt pour rejoindre l’école de la Straight Photography. Elle devient l’amie d’Edward Weston, d’Imogen Cunningham et d’autres grands noms de ce mouvement. Elle adhéra même brièvement au groupe f/64 qu’elle trouve quand même trop puriste. C’est finalement avec les missions données par la FSA que la photographe va pleinement s’épanouir et devenir une icône de la photo sociale américaine.

© – Dorothea Lange – Migrant mother

© – Dorothea Lange
Directement issu de la Straight Photography, il consiste à accorder une attention particulière au sujet. La photographie sociale américaine est là pour montrer, dénoncer, dévoiler et mettre en lumière des situations qui sans cela seraient cachées. Une composition simple, claire permet de transformer des scènes apparemment ordinaires en images visuellement frappantes.
L’absence d’effets artistiques ou esthétiques superflus permet de concentrer l’attention sur le sujet. L’utilisation de focales courtes, d’objectifs standards ou de petits télés confère aux images une neutralité et une apparence qui font vrai, ce que l’on appelle des effets de réel. Très souvent, les photographes utilisent l’intimité et la proximité avec leurs sujets pour provoquer l’empathie.
L’image n’est pas aussi bienveillante que dans la photographie humaniste à la française dont nous parlerons dans la seconde partie de cet article, mais elle mêle – notamment avec Dorothea Lange et Arthur Rothstein – réalité et empathie en faisant toujours attention à présenter les gens dans toute leur dignité.

© Arthur Rothstein – Milton, un des fils d’Arthur Cobble – 1936
Sensibilisation à la crise et pression sur les autorités
Les photographies ont joué un rôle central dans la sensibilisation du public et des autorités à la gravité de la crise économique et du Dust Bowl. Avant les photographes, les informations sur la situation étaient principalement diffusées par des rapports écrits ou des témoignages verbaux. Les images ont permis de capturer la réalité brutale de la crise d’une manière plus directe et émotive.
Les photos prises dans le cadre du programme de la FSA ont été publiées dans des magazines comme Life et Fortune, atteignant ainsi un large public. Cette approche a permis de changer la perception qu’avait le public américain de ces populations, en les présentant comme des êtres humains dignes de compassion, plutôt que comme de simples victimes des circonstances économiques.
Elles ont également aidé à faire accepter les propositions du gouvernement de Roosevelt pour sortir de la crise. Solutions qui se heurtaient à l’époque à une vive contestation de la part des milieux industriels et des républicains, mais aussi d’une partie du public mal informé.
Les photographes comme médiateurs de l’expérience humaine
Les photographes n’ont pas seulement capturé des scènes de dévastation, mais ont aussi essayé de rendre compte de la dignité et de la résilience des gens face à la souffrance.
La photographie comme outil de mémoire collective
Les images prises pendant le Dust Bowl ont également joué un rôle crucial dans la mémoire collective américaine. En capturant un moment historique important, elles ont permis à des générations futures de comprendre les effets dévastateurs du Dust Bowl. Elles servent de témoignages vivants des luttes des agriculteurs et des familles rurales, offrant un aperçu des difficultés auxquelles ces communautés étaient confrontées à une époque de crise.
Impact culturel et symbolique
Les photographies de la FSA ont transcendé la simple documentation pour devenir des symboles de la résistance humaine face à la catastrophe. Elles ont été utilisées dans des expositions, des livres, et des documentaires, et ont fait partie intégrante de l’héritage visuel des États-Unis en tant que témoignages de la lutte contre la dévastation environnementale.

© – Dorothea Lange – Fermiers attendant la cueillette du coton
Conclusion
La photographie sociale Américaine marque l’avènement d’un nouveau média à la puissance démesurée : l’image. Elle a contribué à montrer, informer, dénoncer des situations sociales et environnementales cachées. La photographie sociale a permis une prise de conscience qui a contribué à une mobilisation collective pour apporter des solutions à cette crise en faisant adopter des lois – notamment sur le travail des enfants et la restauration de terres aux fermiers pauvres – qui ont changé la vie des personnes photographiées.
Avec elle va naitre le photojournalisme moderne et l’entrée dans la civilisation de l’image ? Mais ça ce sera pour la seconde partie, à venir dans quelque temps, alors abonnez-vous, si ce n’est déjà fait pour être sûr de recevoir les nouveaux articles par email.
Cet article a demandé beaucoup de travail alors merci de partager et de faire la pub de ce blog. Je compte sur vous.

Philippe Body, votre photographe formateur
Philippe photographe de voyage professionnel a deux passions : la photographie et le voyage. Après … lire plus





merci Philippe pour ce travail très pédagogique très utile pour qui veut apprendre et comprendre comment « écrire » une bonne photo. C’est non seulement utile pour la photo mais aussi pour la culture générale ! je vais acheter la BD.. Il y a beaucoup à faire dans ce même registre en ce moment.
Claire D.
Merci Claire, la BD est super tu verras. Bises à vous 2 – Philippe
Merci beaucoup pour cet article passionnant comme le sont tous vos articles, nous voilà un peu moins bêtes
Merci Annick, mais je crois que ceux qui lisent et sont toujours à la recherche de contenus intéressants ne sont jamais bêtes, ça ce sont ceux qui pensent tout savoir 😉
Impressionnant et passionnant. Un article magnifique qui manquait à ma culture. Merci Monsieur Body
merci Philippe, il faut dire qu’on était encore jeunes à cette époque 😉
Passionnant.
Merci beaucoup.
Continuez.
Un amateur très intéressé.
Merci Hervé, très touché, bonne journée
Très bon article. J’y reviendrai.
Merci Sonia d’avoir pris le temps de commenter, ça fait toujours très plaisir
Merci pour ce rappel des photographes documentaires de cette époque terrible aux USA. Et ces analyses de leurs photos. C’est du travail social et en même temps de la grande photographie.
Merci Bernard, comme disait W. E. Smith, « si je veux être un meilleur photojournaliste, je dois être un meilleur artiste »